• À lire aussi: Réseau de la santé: des coroners sonnent l’alarme, mais des drames surviennent toujours • À lire aussi: Ambulance: quatre heures d’attente et de douleurs pour une octogénaire « C’était le genre d’homme qui ne voulait pas déranger. Il préférait aider les autres que demander de l’aide pour lui-même, déplore Stéphanie Cybriwski. Il était nouvellement retraité, il n’avait même pas eu le temps de toucher à son premier chèque de pension. » Photo courtoisie
Stephanie Cybriwski et son père Myron
La conversation entre son père, Myron, et un répartiteur d’Urgences-santé, l’air débordé, n’aura duré que 1 minute 46 secondes, le 14 mai dernier. « J’ai mal un peu à la tête et je ne suis pas capable de me lever », avait soufflé au bout du fil Myron Cybriwski. « Je vais envoyer les paramédics dès que possible pour vous aider. Par contre, il pourrait y avoir des délais jusqu’à sept heures avant qu’on arrive », l’avait prévenu son interlocuteur, avant de souhaiter bonne chance à l’homme. C’est ce qu’on entend dans l’enregistrement de l’appel au 911 fait par M. Cybriwski vers 5 h 20 le jour de son décès, et dont Le Journal a pu prendre connaissance. 11 h 30 plus tard Finalement, c’est seulement vers 16 h 50, soit près de 11 h 30 après l’appel initial, que des secours sont arrivés à la résidence de M. Cybriwski, dans le secteur de LaSalle. À leur arrivée, il était trop tard : le patient avait rendu l’âme, vraisemblablement quelques heures plus tôt. Photo Martin Chevalier
La maison de Myron Cybriwski se trouve à environ dix minutes des deux hôpitaux les plus proches, celui de Verdun et LaSalle.
Cet événement s’ajoute à une série de décès tragiques rendus publics dans les dernières semaines, où des gens en détresse sont morts après avoir attendu trop longtemps une ambulance. Stéphanie Cybriwski a d’ailleurs décidé de dénoncer ce que son père a vécu après avoir eu connaissance de cette terrible affaire où une aînée de 91 ans est morte dans des circonstances semblables. « Ça montre que ça peut arriver plus souvent qu’on pense et à n’importe qui. Et si rien ne change, ça va arriver encore. C’est inacceptable. Le gouvernement doit faire quelque chose », s’insurge-t-elle. C’est qu’en raison d’un manque criant d’ambulanciers, ces derniers se retrouvent bien souvent à travailler à effectifs réduits, parfois jusqu’à la moitié de ce qui devrait être normalement en place. Abandonné par le système La fille du défunt n’en veut pas aux ambulanciers qui sont intervenus, mais surtout au système qui a « abandonné et laissé » son père à lui-même. « Le système de santé est juste brisé. Ils travaillent dans des conditions terribles. Ils ont besoin de ressources, de monde. Les gens sont brûlés, c’est terrible […] Si se faire dire d’attendre durant sept heures est le standard acceptable, je ne comprends rien », lance-t-elle, implorant le gouvernement Legault d’intervenir. « Je suis fâchée, je suis triste. Je pleure chaque jour en y repensant. […] Il ne méritait pas de mourir en train d’attendre de l’aide. ​Il n’avait même pas eu le de profiter de sa retraite, il n’avait pas vraiment de problèmes de santé connus, outre qu’il a eu ses moments difficiles en raison de l’alcool », ajoute Mme Cybriwski. Manque de suivis Elle se questionne sur le fait qu’il n’y ait pas eu de suivis réguliers auprès de son père durant la journée pour s’enquérir de son état (voir ligne du temps).  «Si quelqu’un s’était présenté rapidement, je ne peux m’empêcher de penser qu’il aurait survécu. […] Je m’imagine ses derniers moments, seul… j’aurais aimé qu’il m’appelle cette journée-là», laisse tomber Stéphanie Cybriwski. Elle tente de comprendre ce qui a pu se passer, afin de l’aider dans son deuil. C’est pourquoi elle a demandé à Urgences-Santé de lui fournir les enregistrements audios des conversations impliquant son père. «C’est vraiment traumatisant. Quand j’ai réalisé que j’entendais probablement les derniers mots qu’il a prononcé avant de mourir, ça donne un choc», avoue-t-elle.  Depuis, elle se remémore les bons moments qu’elle a pu vivre avec son père, «son meilleur ami» quand elle était jeune, elle qui est enfant unique.  Photo courtoisie
Stéphanie Cybriwski et son père Myron quand ils sont allés voir les Rolling Stones au Gillette Stadium de Boston, en juillet 2019.
« C’était un fan des Rolling Stones. Je l’avais surpris avec des billets pour aller les voir, en 2019 à Boston. Il était tellement heureux, je ne l’avais jamais vu autant sourire», raconte Stéphanie. Urgences-santé a indiqué ne pas pouvoir commenter, car une enquête du coroner est en cours. La trame des événements du 14 mai : 

5 h 21 : Un premier appel au 911 est fait. On indique qu’il peut y avoir jusqu’à 7 heures d’attente. 5 h 34 : Le patient rappelle au 911 pour dire qu’il va se reposer et qu’il veut « annuler son rendez-vous », l’air confus. 7 h 51 : Pour une troisième fois, le patient compose le 911, cette fois-ci pour faire part de douleurs au genou. On le transfère à une infirmière, mais l’appel prend fin. 7 h 58 : Un numéro masqué rappelle la victime, et la conversation dure 10 minutes. Urgences-santé n’a pas transmis l’enregistrement à Stéphanie Cybriwski. 16 h 14 : Urgences-santé appelle la victime, mais il ne répond pas. On laisse un message pour lui dire de rappeler le 911 pour qu’il soit réévalué, mais qu’ils éprouvent encore d’importants retards. 16 h 50 : Les ambulanciers arrivent au logement de l’homme, où il est découvert sans vie. 

Répartiteur (R) : Service aux ambulances, expliquez-moi exactement ce qu’il s’est passé. Victime (V) : Il y a une semaine, je suis tombé. J’ai fait venir les ambulanciers, mais je ne voulais pas y aller [à l’hôpital]. Là, j’ai des maux de tête, je suis tombé en pleine face et je ne suis plus capable de me lever. R : Vous êtes retombé aujourd’hui ? V : Non, aujourd’hui, je suis comme cloué au lit. R : OK, et là, vous avez mal à la tête, c’est ça ? V : J’ai un peu mal à la tête. R : Est-ce que vous avez mal depuis la chute ou c’est nouveau depuis aujourd’hui, le mal de tête ? V : Oh non, depuis la chute. Je ne sais pas ce qui se passe. R : D’accord, je vais vous aider. Quel âge avez-vous ? V : 65 ans. R : Est-ce qu’il y a un saignement grave, monsieur ? V : Non. [Pause de 5 secondes] Non, il n’y a pas de saignement, c’est juste que j’ai mal un peu à la tête et je ne suis pas capable de me lever. R : Avez-vous eu la COVID dans les 28 derniers jours ? V : Non. R : Monsieur, je vais envoyer les paramédicaux dès que possible pour vous aider. Par contre, il pourrait y avoir des délais jusqu’à sept heures avant qu’on arrive. V : OK. R : Je devais raccrocher pour prendre un autre appel d’urgence. Si jamais votre état s’aggrave, vous rappelez immédiatement au 911. V : C’est beau. R : Bonne chance. V : Merci. R : Au revoir.

D’autres décès pourraient survenir

Des Québécois vont continuer à perdre la vie dans l’attente d’une ambulance tant et aussi longtemps que le manque de main-d’œuvre et les bris de service se feront sentir, préviennent des intervenants du milieu et des députés. « Il faut toujours attendre qu’il y ait des drames pour que des changements surviennent. Mais là, le mur est frappé et on a des morts. On fait quoi ? On craint qu’il y en aura d’autres », lance Claude Lamarche, président du Syndicat du préhospitalier de Montréal et de Laval. Il blâme les mauvaises conditions de travail, dont le fait que les ambulanciers chez Urgences-santé doivent rouler avec parfois 50 % des effectifs et qu’il y a trop souvent des heures supplémentaires. Plusieurs de ses membres n’ont même plus le temps de prendre une pause-dîner tant ils sont débordés. Des heures au triage Les longs délais avant de trier des patients amenés à l’urgence grugent aussi trop de temps aux ambulanciers, qui peuvent rester stationnés plusieurs heures sans pouvoir répondre à d’autres appels. « C’est la population qui écope directement et qui a de moins bons services », soutient M. Lamarche. « Mais par la bande, ce sont aussi les paramédics. Plusieurs quittent, changent carrément de métier parce qu’ils n’en peuvent plus », ajoute-t-il. «Ça se passe partout» Un ancien paramédic qui a lancé une page Facebook pour partager des histoires liées au monde ambulancier déplore une «déconnexion» de…